Quand on parle de « recherche en économie », les thèmes de recherche qui viennent souvent en tête sont la croissance, le chômage ou encore la finance – bref, des thèmes principalement macroéconomiques. Mais lorsque l’on regarde les données, ces dernières sont sans équivoque : la macroéconomie ne représente qu’une petite partie des recherches en économie. Alors que font réellement les économistes ?
Dire que la recherche en économie est méconnue du grand public est un doux euphémisme – d’où, d’ailleurs, Le Signal Économie. On pourrait aussi faire remarquer que certaines professions, dont le rôle d’intermédiaire est essentiel comme les journalistes et les enseignants, ne sont pas toujours bien claires sur ce que c’est. À mon sens, les deux principaux malentendus sont les suivants1J’ai réalisé ces derniers jours qu’il en existe un troisième, de nature sémantique : identifier ce dont on parle par « économie » n’est pas toujours évident. Il y a certainement des efforts d’explications à faire de ce côté-là. :
- « faire de la recherche sur des sujets d’économie ?«
- « les économistes, c’est la croissance, l’emploi, la finance, la monnaie, etc.«
C’est le second qui va m’intéresser ici. Il est plus subtil que le premier, car il émane souvent de personnes qui ont une certaine culture économique – trop souvent issue de lectures d’individus scientifiquement des plus douteux, mais c’est un autre sujet. Et ces personnes peuvent colporter, la plupart du temps malgré elles, une vision de la science économique finalement assez éloignée de la réalité. Cela dit, on les comprend : ces thèmes sont quelque part la vitrine de la discipline. Qui n’aurait pas envie de connaître la solution pour baisser le chômage ? Pour réduire les inégalités ? Pour encadrer la finance ? Mais dans les faits, non, les économistes ne travaillent pas exclusivement sur ces thèmes macroéconomiques. La réalité est même encore plus têtue, car ces thèmes sont seulement étudiés par une minorité d’entre eux !
D’après mon expérience de doctorant (et avant cela, d’étudiant qui a écumé les amphithéâtres des universités de Nancy, Toulouse et Strasbourg), la proportion d’économistes qui travaillent sur les questions macroéconomiques me paraît assez faible. Je la situerais entre 10 et 30%, selon la manière dont on définit la macroéconomie et en sachant qu’il s’agit d’estimations au doigt mouillé. En d’autres termes, j’ai le sentiment que la plupart des chercheurs en économie font des recherches sur des sujets qui ne sont pas de nature macroéconomique2J’ai conscience que la finance a un statut un peu à part de la macroéconomie, mais reconnaissons qu’il existe une vaste littérature en macroéconomie financière..
Cependant, quiquonque étant un peu rompu à l’esprit critique me répondra que l’expérience personnelle n’est pas un niveau de preuve très robuste. Pour être un peu plus convaincant, il est nécessaire d’avoir des données. Et j’en ai ! Spoiler : elles confirment très largement mon sentiment.
Les données en question proviennent de Dina D. Pomeranz, qui est professeure à l’Université de Zurich en Suisse. Voici comment elle a procédé : lorsqu’un chercheur en économie publie un article dans un journal scientifique, ce dernier lui demande de dire dans quel(s) domaine(s) se classe sa publication. Ces domaines ont chacun un code, normalisé par le Journal of Economic Literature (JEL). Elle a donc collecté les codes des articles publiés dans les cinq plus grandes revues scientifiques économiques depuis 1970, et calculé la part que chacun d’entre eux représente dans le total.
Voici ce qu’elle trouve :
Plusieurs choses à noter. La première est que le total de la part dépasse 1 : c’est lié au fait qu’il est possible de donner plusieurs codes à un même article. On remarque d’ailleurs qu’en moyenne, il y a de plus en plus de codes pour un seul article, puisque la part passe de 1,5 en 1970 à quasiment 2 en 2010 – cela dit, je ne sais pas très bien quelle interprétation donner à cette tendance. La seconde est que le choix de ces codes est laissé au chercheur qui publie. Ce qui laisse la place à des différences d’interprétation. Par exemple, certains classent l’économie du travail dans la macroéconomie, d’autres non. Il faut l’avoir en tête lorsque l’on interprète ce graphique. Que dit-il, d’ailleurs, ce graphique ?
On peut y lire que la macroéconomie représente environ 10% des recherches publiées dans ces cinq meilleures revues. C’est loin d’être négligeable (il s’agit du troisième code JEL le plus fréquent), mais c’est derrière la microéconomie (et mon petit cœur de théoricien est comblé en voyant que le code qui ressort le plus est celui de la théorie !). On voit également très nettement le décollage de l’économie expérimentale depuis le milieu des années 2000 (« lab Exp« ).
Des champs qui sont en partie à l’intersection de la macroéconomie sont plutôt bien représentés : l’économie du travail, l’économie internationale, la finance ou l’économie du développement (« devo » sur le graphique). Toutefois, je me garderais bien de les classer dans la macroéconomie : certes, une partie des travaux publiés dans ces champs en sont proches, mais c’est loin d’être systématique.
Au-delà de ces données, qui à mon sens valident l’idée que les économistes ne sont globalement pas vraiment des macroéconomistes, la question qui se pose est une question de définition : quels travaux recouvre exactement l’appelation « macroéconomie » ? Établir des frontières claires dans les sciences est quelque chose de difficile, car les questions de recherche, les méthodes, les points de consensus et de controverse sont en perpétuel changement – et c’est à mon sens l’erreur majeure des « hétérodoxes », qui se condamnent à une sorte de stérilité critique en posant des frontières rigides là où il n’y en a pas.
[irp posts= »9710″]La variété des recherches conduites en économie est gigantesque : économie de la santé, économie urbaine et géographique, économie du commerce international, économie du travail, histoire économique (y compris quantitative), économie du droit, économie de la famille, économie de l’environnement, économie de la fiscalité – et la liste ne s’arrête pas là !
Je trouve des plus dommages que l’on ne donne de la visibilité médiatique qu’à la seule macroéconomie, même si compte tenu des enjeux qui y sont associés, je comprends bien évidemment pourquoi. Mais il existe des travaux non-macroéconomiques des plus fascinants Et c’est d’ailleurs toute l’ambition des Actualités scientifiques : vous donner un aperçu de cette diversité. Car oui, l’économie est une discipline à l’intersection d’enjeux sociétaux considérables, mais elle est plus que ça : c’est aussi une discipline scientifique à part entière, capable de produire d’incroyables résultats parfois aussi contre-intuitifs que « en fait non, c’est la Terre qui tourne autour du Soleil« .
Pour conclure, s’il n’y avait qu’une seule leçon à retenir de cet article, c’est que la plupart des économistes ne sont pas des macroéconomistes. Et que l’une des ambitions du Signal Économie est aussi de vous parler de ces travaux à mon sens trop méconnus.
Image de couverture : Wall Street, New York.