Les scores sont désormais officiels : Emmanuel Macron l’a emporté face à Marine Le Pen avec un score 66,1%, cette dernière récoltant environ un tiers des suffrages. Peut-on toutefois en déduire que « un tiers des français a voté Front National » ?
Le principal but de cet article est d’ouvrir la boîte noire du calcul des résultats des élections. Il ne s’agit pas de minimiser ou de maximiser l’importance du résultat d’un parti ou d’un autre. The Signal est un projet non-partisan, et compte bien le rester.
À l’issue du second tour, le score présenté dans les médias est le suivant :
Toutefois, quand on s’intéresse au nombre de voix récoltées par Emmanuel Macron et Marine Le Pen, on remarque quelque chose d’étrange : Emmanuel Macron a emporté un peu moins de 21 millions de voix, sa concurrente un peu plus de 10,5 millions. D’après l’INSEE, il y aurait environ 67 millions d’habitants en France au 1er janvier 20171« Aurait », car il s’agit d’une estimation. Le dernier décompte exhaustif date de 2014.. Si on fait la somme des voix obtenues par Emmanuel Macron et Marine Le Pen, le compte n’y est pas du tout : il manque 35,5 millions de personnes… Où sont-elles ? Comment expliquer ce « trou » ?
En partant du score tel que publié par les principaux médias, nous allons ensuite remonter une à une les différentes « étapes » nous permettant de comparer les suffrages obtenus par les deux candidats avec la population toute entière.
Les données électorales proviennent du Ministère de l’Intérieur. Image : Chesnot/Getty Images.
Les suffrages exprimés : les votes valides
Dans le jargon administratif français, les « suffrages exprimés » sont tous les bulletins de vote valides. Sont exclus de ce comptage les bulletins nuls (raturés, non conformes, qui contiennent un messages, etc.) et les votes blancs. Les scores publiés sont calculés à l’aide de la formule suivante :
\text{score} = \frac{\text{nombre de voix pour le candidat } x}{\text{suffrages exprimés}} \times 100Pour cette élection, voici les données et les scores :
Candidat-e | Nombre de voix | Score |
TOTAL (EXPRIMÉS) | 31 397 916 | 100% |
Emmanuel Macron | 20 753 798 | 66,1% |
Marine Le Pen | 10 644 118 | 33,9% |
On retrouve dans ce tableau les scores publiés dans les médias, et que nous avons tous en tête.
Toutefois, que se passe-t-il si on intègre non pas toutes les personnes qui ont fait un vote valide, mais toutes les personnes qui sont allé voter ?
Les votants : tous les votes
En France, sont considérés comme « votants » toutes les personnes qui se sont déplacées pour aller voter le jour d’une élection. Ces personnes peuvent avoir glissé un bulletin dans l’urne (valide ou nul), ou avoir déposé une enveloppe vide (on parle alors de vote blanc). Pour ce second tour, le nombre comme la proportion de votes blancs et nuls ont été particulièrement importants2À noter que c’est la première fois que sont distingués votes nuls et votes blancs. Jusqu’ici, ils faisaient l’objet d’un comptage indifférencié. :
Nombre de bulletins | Part | |
Suffrages exprimés | 31 397 916 | 88,53 % |
Votes blancs | 3 019 724 | 8,51 % |
Votes nuls | 1 049 532 | 2,96 % |
(Votes blancs et nuls) | (4 069 256) | (11,47%) |
TOTAL (VOTANTS) | 35 467 172 | 100% |
Si, au lieu de prendre au dénominateur les suffrages exprimés on prend tous les votes, les scores sont les suivants3On remplace la ligne des suffrages exprimées par les scores d’Emmanuel Macron et Marine Le Pen. :
Nombre de bulletins | Part | |
Emmanuel Macron | 20 753 798 | 58,52% |
Marine Le Pen | 10 644 118 | 30,01% |
Votes blancs | 3 019 724 | 8,51 % |
Votes nuls | 1 049 532 | 2,96 % |
(Votes blancs et nuls) | (4 069 256) | (11,47%) |
TOTAL | 35 467 172 | 100% |
On voit que sur toutes les personnes qui se sont déplacées pour aller voter, Emmanuel Macron a obtenu une assez large majorité des voix (58,52%). Marine Le Pen fait moins d’un tiers.
Les parts de la dernière colonne sont calculées de la manière suivante :
\text{part} = \frac{\text{nombre de voix}}{ \text{nombre de votants}}\times 100L’abstention : celles et ceux qui peuvent voter
Maintenant que l’on a pris en compte tous les votes, on est à un peu moins de 35,5 millions de personnes. On progresse, mais on est toujours loin des 67 millions. La prochaine étape consiste à intégrer les abstentionnistes.
Vous avez peut-être entendu que ce second tour a connu un taux d’abstention très élevé (le deuxième le plus important pour un second tour d’une Présidentielle), de l’ordre de 25%. Est considéré comme abstentionniste toute personne qui est en droit (au sens juridique) d’aller voter mais qui n’y va pas4Il ne faut pas confondre l’abstention avec les votes blancs ou nuls, puisque ces derniers supposent que l’électeur se déplace pour aller voter. Les abstentionnistes ne se déplacent pas.. À noter que pour être en droit de voter, il ne suffit pas d’être un citoyen français majeur ; il faut également être inscrit sur une liste électorale.
Environ 47,6 millions de personnes étaient inscrites sur les listes électorales pour cette élection. Ces 25% représentent la part des personnes en droit d’aller voter qui ne l’ont pas fait :
Nombre de personnes | Part | |
Abstentions | 12 101 416 | 25,44% |
Votants | 35 467 172 | 74,56% |
TOTAL (INSCRITS) | 47 568 588 | 100% |
En rapportant les voix d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen au nombre total de personnes en droit d’aller voter, voici les résultats :
Nombre de personnes | Part | |
Emmanuel Macron | 20 753 798 | 43,63% |
Marine Le Pen | 10 644 118 | 22,38% |
Votes blancs | 3 019 724 | 6,35% |
Votes nuls | 1 049 532 | 2,21% |
(Votes blancs et nuls) | (4 069 256) | (8,65%) |
Abstention | 12 101 416 | 25,44% |
TOTAL | 47 568 588 | 100% |
Emmanuel Macron remporte un peu plus de 43,5% des votes de tous les inscrits. C’est sensiblement le score habituellement réalisé par le vainqueur de l’élection présidentielle. Marine Le Pen fait elle un score très faible (seul son père a fait moins en 2002), le perdant récoltant plutôt autour de 35% des inscrits.
Pour calculer les parts, on utilise la formule suivante :
\text{part} = \frac{\text{nombre de voix}}{ \text{nombre d'inscrits}}\times 100Celles et ceux qui peuvent voter, et tous les autres
Toutefois, à 47,5 millions d’inscrits il manque toujours une vingtaine de millions de personnes pour atteindre le nombre de « français ». Pour rappel, le chiffre estimé par l’INSEE au 1er janvier 2017 est une population française de 67 millions de personnes.
Lorsque l’INSEE publie ce chiffre, elle compte (ou estime) le nombre de personnes qui habitent en France. Or, le critère pour pouvoir s’inscrire sur les listes électorales (en tout cas à une élection nationale) n’est pas la résidence en France, mais la possession de la nationalité française. Pour le dire autrement, un citoyen français habitant à l’étranger est en droit de s’inscrire sur une liste électorale (et donc de voter), et certains habitants du territoire français ne peuvent pas voter :
- les personnes qui n’ont pas la nationalité française (les « étrangers », pour le dire un peu vite5Car est-on « étranger » si l’on vit dans le même pays depuis 20 ou 30 ans, même sans en avoir la nationalité ?)
- les personnes qui ont la nationalité française mais qui ont moins de 18 ans (les mineurs)
- les personnes qui ont la nationalité française mais qui ont été privées de leurs droits civiques, par exemple suite à une condamnation judiciaire
Compter le nombre total de citoyens français est assez compliqué. Comme je n’ai pas trouvé de données pour 2017, il va falloir faire quelques hypothèses pour en obtenir une estimation.
Le but de ce qui va suivre n’est pas de vous perdre, ni de me la péter en faisant des choses en apparence compliquées. Le but est d’essayer de vous donner une petite idée de comment font les scientifiques lorsqu’ils leur manque une donnée pour laquelle ils savent que de bonnes approximations existent.
Les données les plus récentes que j’ai trouvé sont celles de 20136Je sais bien que Wikipédia n’est pas une source en tant que telle. Si quelqu’un a une source plus fiable à proposer, je suis preneur !. Cette année-là, la population nationale était de 65 585 857 personnes, et le nombre de citoyens français était de 63 379 349 personnes (incluant les citoyens français habitant à l’étranger). Comment utiliser ces informations pour essayer de déduire le nombre de citoyens français de 2017 ?
En 2013, le nombre de citoyens français équivalaient à 96,6% du nombre d’habitants en France. Puisque je ne vois pas de raisons susceptibles d’avoir bouleversé cette proportion (la crise des migrants a eu un impact assez limité en France), je vais considérer que si le nombre de citoyens français était équivalent à 96,6% des habitants en 2013, alors en 2017 cette équivalence doit sensiblement être la même. Attention ! Je dis qu’il existe une corrélation entre ces deux nombres. Je ne dis pas que les citoyens français représentent 96,6% de la population française (ce qui serait de toute façon faux).
Si \hat{P}_{2017}7Ça se lit « p chapeau (indice) 2017 ». En économétrie, l’usage d’un chapeau montre que l’on travaille avec des variables estimées, non avec les données. est la population estimée pour 2017, on a :
\hat{P}_{2017} = 66990826 \times \frac{96,6}{100} \approx 64713138Avec cette méthode (simple) d’estimation, je trouve que le nombre estimé de citoyens français pour 2017 est de 64 713 138 personnes8Je ne prétends pas que cette estimation soit d’une grande robustesse, même si je pense qu’elle se défend. Comme je l’expliquais plus haut, il s’agit avant tout d’un exercice de pédagogie.. C’est avec ce chiffre que nous allons désormais travailler.
Nombre de personnes | Part | |
Inscrits (données) | 47 568 588 | 73,51% |
Non inscrits (estimations) | 17 144 550 | 26,49% |
TOTAL (FRANÇAIS) | 64 713 138 | 100% |
Après toutes ces étapes, nous y sommes : il va pouvoir être possible de savoir s’il est juste de dire « un tiers des français ont voté Front National« . Je pense que vous devriez avoir une petite idée… Mais pour en avoir le cœur net, il faut surtout savoir combien de français ont effectivement voté pour la candidate du Front National, et calculer les parts. Voici la réponse :
Nombre de personnes | Part | |
Emmanuel Macron | 20 753 798 | 32,07 % |
Marine Le Pen | 10 644 118 | 16,45 % |
Votes blancs | 3 019 724 | 4,67 % |
Votes nuls | 1 049 532 | 1,62 % |
(Votes blancs et nuls) | (4 069 256) | (6,29 %) |
Abstentions | 12 101 416 | 18,70 % |
Non inscrits (estimé) | 17 144 550 | 26,49 % |
TOTAL | 64 713 138 | 100% |
Dans ce tableau qui intègre la totalité des citoyens français, le verdict est sans appel : ça n’est pas un tiers des français qui ont voté pour Marine Le Pen, mais un peu de plus de 16%. On passe d’une personne sur trois à quasiment une personne sur sept. C’est nettement moins. Et pour le coup, Emmanuel Macron a effectivement été choisi par un tiers des français. C’est là aussi nettement moins que les « deux personnes sur trois » que laisse imaginer son score tel qu’habituellement publié et commenté.
En plus de synthétiser à mon sens plutôt bien ce qui a été dit dans cet article, le diagramme en bâton suivant montre de manière assez frappante que l’électorat d’un parti ou de l’autre ne représente qu’une proportion de la population française totale :
Enfin, n’oublions pas que tous ces résultats reposent en partie sur une estimation (celle du nombre de citoyens français). En fonction des hypothèses nécessaires pour mener une estimation, il faut être plus ou moins prudent dans l’interprétation des résultats. Je pense toutefois qu’ici, la donnée estimée est très proche de la « vraie donnée ». Tout excès de prudence serait inutile.
Conclusion
Par cet article, mon objectif était à la fois de tester la robustesse de l’affirmation questionnée en titre, de lire un peu plus finalement les résultats de ce second tour (et des élections en général), et d’aborder un certain nombre de questions statistiques. En particulier, il est assez net qu’en fonction du chiffre utilisé au dénominateur, le même nombre de voix peut conduire à des proportions (« scores ») assez différentes.
En particulier, dire qu’un parti représente « x% des français » sur la base des résultats d’une élection n’est pas correct – c’est souvent nettement moins. Pour être exact, il faudrait plutôt dire que ce même parti représente « x% des suffrages exprimés » (si on se base sur le score habituellement discuté). Comme je l’expliquais en préambule, l’objectif de cet article n’est pas de minimiser ou de maximiser l’importance d’un parti, mais de présenter comment interpréter avec rigueur les scores issus d’une élection.
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MàJ 31 mai 2017 : clarification dans l’avant-dernier paragraphe (merci à Brice Aymes).